Il reste vivant dans nos cœurs
Albert Jacquard est parti, il y a quelques jours, à l'âge de 87 ans, d'une leucémie.
Nous venons de perdre un grand frère et une rare lumière. Il a tant fait pour ses frères humains qu'ils seront nombreux à se souvenir de lui pendant très très longtemps.
Lors d'une manifestation anti-nucléaire.
Il était sur tous les fronts.
Exigez le désarmement nucléaire
Quelques citations :
- Je suis le lien que je tisse avec les autres
- La fraternité a pour résultat de diminuer les inégalités tout en préservant ce qui est précieux dans la différence
- La nature ne choisit jamais
- le bonheur c'est se sentir beau dans le regard de l'autre
- La nature n'a pas de leçon à nous donner
- Le péché des religions : faire des adeptes qui ne posent plus de questions, l'attitude scientifique est à l'opposé
- La vérité ne se possède pas, elle se cherche.
- Sur le Titanic en train de sombrer, est-il raisonnable de consacrer beaucoup d'efforts et d'intelligence à chercher une meilleure cabine.
- Tout homme a droit à une vie qui lui permette de se construire.
- La cité idéale est celle où tout est école.
- Nous devons apprendre aux enfants à vivre ensemble, dans un milieu sans compétition, c'est à travers la rencontre de l'autre que nous nous formons.
Lettre d'Albert Jacquard à Toi, son arrière-petit-enfant : "Permets-moi ce monologue qui me réinsère dans le flot des vivants."
Tu découvres
cette lettre le jour de mon centième anniversaire. Entre l'été 99 où je
l'ai écrite et l'instant où tu la lis, plus d'un quart de siècle s'est
écoulé. Tu vis un "aujourd'hui" qui est pour moi un inaccessible
"demain". En lisant ces phrases, peut-être as-tu le désir de tisser un
lien ténu avec cet homme lointain, dont ta famille t'a parlé, qui pour
toi n'est même pas vieux puisqu'il a disparu, ton arrière-grand-père,
moi.
Tout ce que je sais de toi est que tu es
un de mes arrière-petits-enfants. Es-tu une fille, un garçon ? As-tu
quinze ans, ou plus, ou moins ? Celui de tes parents qui te relie à moi
est-il une de mes petites-filles, Sarah, ou Aurore, ou Chloé ou Marion,
ou un des mes petits-fils, Julien, ou Béryl, ou Nathan ou Simon ? Je
l'ignore. L'un deux a été le transmetteur d'une part de ce que la nature
m'avait donné pour construire mon corps, et que j'avais moi-même
transmis […]. Cette part de moi est, à vrai dire, bien faible : un
huitième, car je ne suis que l'un de tes huit arrière-grands-parents.
Peut-être même as-tu été adopté(e), ce qui réduit cette part à zéro,
mais ne modifie en rien mon désir de parcourir à travers le temps, à
trois générations de distance, le chemin qui me conduit à toi.
Ce chemin n'est pas déjà tracé, il est
véritablement à construire ; les quelques milliers de gènes (tu le sais
peut-être, la génétique a été le domaine scientifique sur lequel j'ai
travaillé) qui en toi sont la copie des miens ne sont qu'un matériau
dérisoire ; il me faut trouver d'autres parcours pour te rejoindre,
m'agripper à d'autres prises pour m'approcher à portée de voix de toi.
Toi, un contemporain de mes après-demains,
Toi, qui es déjà sans doute obsédé par ton propre avenir,
Toi qui, en me lisant, sens ta vie palpiter, au rythme même où en moi elle palpite en cet instant où je t'écris,
Toi qui regardes un ciel semblable au
mien, et pourtant différent, car le passage du temps a transformé tout
ce qui emplit le cosmos,
Toi qui commences à imaginer la personne que tu deviendras,
Toi pour qui je ne suis même pas un
souvenir, à peine un prénom parfois évoqué, un personnage flou sur de
vieilles photos, pardonne-moi de sauter à pieds joints par-dessus ces
vingt-cinq années, et de m'inviter pour quelques instants dans ta vie.
En la partageant je m'attribue, au-delà
de ma mort, des instants que la nature m'a refusés. J'ai parcouru la
plus grande partie du XXe siècle ; tu vas parcourir le XXIème. A toi de
jouer, à moi d'essayer de t'éclairer. Permets-moi ce monologue qui me
réinsère dans le flot des vivants.
[...]
En m'adressant à toi, je t'ai donné existence.
A l'instant où j'écris ces lignes, tu
n'es pas. A l'instant où tu les lis, tu l'es ; tu deviens. A chaque
phrase, je peux m'exprimer aussi bien au présent qu'au futur. […]
Mais qui es-tu ? Une fille, un garçon ;
nous avons vu que cela n'avait guère d'importance. Au départ, j'ai
imaginé que l'un de tes parents était l'un de mes petits-enfants, ces
quatre garçons et quatre filles ont pour moi une telle présence ! Mais
ce lien génétique est dérisoire. Je sais de toi l'essentiel : tu es de
mon espèce. Et cela suffit à établir une connivence nous associant
définitivement dans une même aventure, car l'espèce humaine est
singulière.
Il est facile d'énumérer tout ce qu'elle
a en commun avec tous les êtres dits vivants sur la Terre. […] Nous
sommes l'une des branches, l'un des rameaux, parmi des millions
d'autres, d'un arbre généalogique qui s'est différencié au cours de
trois milliards et demi d'années.
Il se trouve que ce rameau se distingue
de tous les autres. Pour le généticien, cette différence se résume à
quelques mutations récentes. Intervenues au cours des quelques derniers
millions d'années, une durée bien courte dans l'histoire de la planète,
elles nous ont donné une complexité cérébrale qui nous a entraînés sur
un chemin où aucune autre espèce n'a pu nous suivre. Ainsi un nuage
poussé par un vent un peu plus fort passe seul au-delà du col et apporte
la pluie sur un espace nouveau. […]
Les interrogations sur les évènements
passés sont certes passionnantes mais l'important est le présent, car il
nous permet de décider de l'avenir.
Longtemps nous nous sommes contentés,
comme tous les animaux, de subir. Nous avons maintenant les moyens de
choisir et d'agir. Un chant de triomphe ne serait pas déplacé devant les
pouvoirs que nous nous sommes donnés. Sur tous les fronts nous venons
de progresser, contre la maladie, contre la douleur, contre l'obligation
du travail. Ce dernier siècle nous a apporté une extraordinaire moisson
de possibilités dont nos ancêtres osaient à peine rêver.
Et pourtant que de guerre, de massacres,
de misères, de désespoirs ! La cause de ce lamentable gâchis ne peut
être trouvée ailleurs qu'en nous-mêmes. Quel est donc le ver dans le
fruit ? Je me hasarde à te proposer une hypothèse. Ce ver qui pourrit
tout ne serait-ce pas l'attitude que nous adoptons envers les autres ?
Cette attitude est aujourd'hui (peu importe que ce soit dû à la nature
ou à la culture) fondée sur la méfiance, la compétition, la lutte.
L'évidence est pourtant que la coopération est seule féconde. Nous
l'oublions car nous nous trompons sur la définition de nous-mêmes.
Lorsque nous disons "je", nous pensons à
l'individu autonome, localisable, identifiable, unique, que nous
sommes. Mais nous ne sommes pas que cela.
[…] "Je est les liens que je tisse."
Avec cette définition, que je t'ai rappelée, la compétition, la lutte
contre l'autre, apparaissent comme des comportements au mieux
infantiles, au pire suicidaires.
C'est à ce niveau qu'il faut situer la
révolution nécessaire : chaque membre de notre espèce est "plus que
lui-même" par son appartenance au réseau des rencontres.
Ce réseau, depuis mon enfance, je l'ai
tissé au présent en échangeant avec mes contemporains, au passé en
lisant les livres ou en admirant les oeuvres de ceux qui m'ont précédé.
Avec toi je l'ai tissé en me projetant vers l'avenir. Grâce à toi je
peux prendre à mon compte l'orgueilleuse apostrophe : "Mort, où est ta
victoire ?"
( Source:
Albert Jacquard,
A toi qui n'es pas encore né(e), Ed. Calmann-Lévy, 2000
)
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