http://resistanceinventerre.wordpress.com/2012/08/11/apres-fukushima-minamata-et-hiroshima-au-japon-les-antinucleaires-se-radicalisent/
Comment se
fait-il que tant de Japonais ordinaires, des dizaines de milliers de
personnes âgées, de jeunes, de mères de famille, d’artistes,
d’intellectuels sortent dans la rue toutes les semaines pour dire leur
désaccord avec le gouvernement à propos de sa politique nucléaire ? Le Japan Times, quotidien anglophone fondé en 1897 et lié au Asahi Shimbun, a barré sa « une », le 30 juillet dernier, avec ce titre : « Les manifestants antinucléaires encerclent le Parlement » (« Antinuke demonstrators encircle Diet »).
Les premières lignes de l’article précisent : «
Des centaines, peut-être des milliers de personnes, parmi lesquelles
des citoyens ordinaires et des militants antinucléaires, se sont
rassemblées (…) autour du Parlement pour augmenter la pression sur le cabinet du premier ministre. »
Prudente réserve sur le nombre de manifestants. Autocensure ? Pressions
d’origine policière ou gouvernementale ? Quelques jours plus tard, le 6
août, l’éditorial est titré « Une nouvelle dynamique pour le mouvement antinucléaire » (« New impetus for antinuke movement ») ; on y lit que, tous les vendredis soir, « des dizaines de milliers de personnes »
se rassemblent près du Parlement et de la résidence du premier ministre
et que, le 29 juillet, elles étaient plus de 10 000 d’après la police,
environ 200 000 selon les organisateurs.
Jusqu’alors, les rares
Japonais qui protestaient n’occupaient que la moitié de la rue, en
maigres files de quatre à cinq personnes par rangées, s’arrêtant à
chaque feu rouge pour ne pas gêner la circulation ; ils formaient un
défilé avec des bannières, certes, mais découpé en tronçons, et sans le
moindre excès. Au moindre geste imprévu, la police intervenait de façon
musclée, bastonnait, emprisonnait. Le lendemain, on lisait, au mieux,
quelques lignes en troisième page dans certains journaux – hormis bien
sûr les gros titres du Drapeau rouge, le journal du Parti communiste japonais. Et rien sur d’éventuelles interventions policières.
Ce qui se passe
aujourd’hui tient donc du changement radical. Un bouleversement. Il est
vraisemblable que cette mobilisation nouvelle, facilitée par Internet et
les réseaux sociaux, soit liée à l’inscription dans la mémoire
collective des expériences traumatisantes du nucléaire et de ses
conséquences avec Hiroshima et Nagasaki, ainsi que de la manière dont
l’Etat gère les catastrophes de contamination, avec en particulier le
cas de Minamata (pollution au mercure).
Le nucléaire, malgré Hiroshima
La
commémoration du bombardement de Hiroshima, tous les 6 août, s’est
déroulée, cette année, en présence d’un des petits-fils du président
américain Harry S. Truman, qui donna l’ordre de lâcher la bombe. Il a
rencontré des victimes, prié pour les défunts et s’est associé à la
volonté de voir disparaître tout armement nucléaire. Il a été invité par
M. Masahiro Sadako, le frère de la petite Sasaki qui, jusqu’à sa mort à
l’âge de 12 ans, confectionna inlassablement des grues en origami,
grues devenues l’emblème de l’espoir d’un « plus jamais Hiroshima ». En
1945, le peuple a opté pour la démocratie « apportée » par les
Américains, tellement il était las de la guerre conduite par les
gouvernants et de devoir mourir pour l’empereur. Par sa Constitution, le
Japon s’est interdit de mener des guerres et d’accéder à l’armement
nucléaire.
Et pourtant le pays est
devenu une puissance nucléaire civile. Il a fallu pour cela tromper le
peuple. Le fasciner par les perspectives de la croissance économique et
engager des dépenses considérables de communication pour le convaincre
que l’atome pour la paix proposé par les Américains était une bonne
option, parfaitement sécurisée. Alors que se mettait en place le
nucléaire civil, malgré des protestations passées sous silence, un
certain nombre de Japonais étaient victimes de pollutions industrielles
extrêmement graves, en particulier à Minamata.
A Minamata, les " années du silence "
Dans
cette petite ville du sud-ouest du Japon, à partir de l’année 1932, des
rejets de mercure ont été déversés dans la mer par la firme chimique
Chisso et se sont accumulés dans la faune marine, avant d’être transmis à
la population par le biais des poissons dont elle se nourrissait. Cette
pollution et ses conséquences sont connues dès 1956 : une partie de la
population est atteinte de troubles moteurs et de déformations physiques
qui s’aggravent avec le temps. Les gouvernements successifs ont laissé
la firme poursuivre librement ses activités, accordant ponctuellement
quelques mesures de façade. Ainsi, en 1959, un purificateur fut inauguré
en grande cérémonie alors qu’il n’était pas placé sur le lieu principal
des déversements. De même, le gouvernement incita Chisso à verser de
l’argent – au compte-gouttes – « en sympathie » à l’égard des personnes
atteintes d’intoxication et reconnues comme telles, évitant ainsi toute
mise en cause de l’entreprise ou du gouvernement. Les dix années de
revendication des victimes, de 1959 à 1968, n’ont abouti à rien – ce qui
leur vaudra l’appellation d’ « années du silence ». Les réclamations
ont également buté sur un ostracisme à l’égard de Minamata et de ses
survivants.
A partir de 1969, le
gouvernement change enfin d’attitude et la justice confirme en 1973 la
responsabilité de Chisso. Un premier accord concédé en 1977 a permis de
reconnaître 3 000 victimes ; un autre en 1995 a couvert 10 000 personnes
supplémentaires. Celui-ci ayant été considéré comme insuffisant en 2004
par la Cour suprême, un autre protocole a été voté en 2009, qui, bien
qu’en deçà des recommandations de la Cour, a conduit 57 000 personnes à déposer un dossier, le double du maximum attendu par le gouvernement…
Après la catastrophe de Fukushima
Les
Japonais en ont assez. Les centrales accidentées de Fukushima sont loin
d’être « froides ». A 60 km de celles-ci, la radioactivité dans l’air
dépasse ici et là les normes autorisées pour les travailleurs du
nucléaire : comment y laisser grandir les enfants sans s’inquiéter pour
leur santé ? En outre, une partie des produits agricoles qui ont été
vendus dans la région, jusqu’au thé de Shizuoka, comportaient des doses
d’éléments radioactifs au-dessus de la normale : la nourriture participe
à l’accumulation des effets de la radioactivité sur la population. Tout
le monde ne dispose pas des ressources économiques et de l’énergie
nécessaire pour quitter la préfecture de Fukushima, comme les 160 000
personnes qui en sont parties.
Pour les Japonais, à «
plus jamais Hiroshima » il faut désormais ajouter « plus jamais
Fukushima ». Pour cela, mieux vaut quitter le nucléaire civil. Les
discours sur la sécurité se voudront rassurants et péremptoires, comme
ils l’ont été par le passé. Le niveau du tremblement de terre qui a
déclenché le tsunami était au-delà de l’imaginable : aucun test n’avait
été réalisé pour une catastrophe de cette ampleur. Actuellement, les
autorités concentrent leur attention sur les moyens à mettre en œuvre
pour éviter les enchaînements qui se sont produits à Fukushima. Mais la
prochaine catastrophe emprunterait certainement un autre chemin. Après
l’accident, et ses conséquences qui perdurent, les compensations se font
attendre et les autorités commencent par dire qu’il n’y a pas de
victimes, comme dans le cas de Minamata. A « plus jamais Minamata », il
faut aussi ajouter « plus jamais Fukushima ».
C’est avec tout cela en
tête que plus de deux tiers des Japonais veulent en finir avec l’énergie
d’origine nucléaire, et s’efforcent de faire entendre leur voix avec
une persévérance et une ténacité qui devraient forcer les autorités à
prendre en compte cette réalité. Il faudra certainement continuer et
amplifier encore le mouvement pour que des décisions allant dans le sens
souhaité par le peuple soient prises. Le premier ministre a promis de
recevoir des représentants des manifestants – chose unique dans
l’histoire du Japon – mais il a prévenu qu’il écouterait aussi ceux qui
réclament la relance des centrales, campant sur ses positions. Bien que
le Japon soit une démocratie, le peuple, ici non plus, n’est pas
vraiment souverain.
Marc Humbert est professeur à l’université de Rennes, chercheur au CNRS, et professeur invité à l’université Ritsumeikan, Kyoto.
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