jeudi 14 janvier 2010

Le chant du maïs


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Le chant du maïs

C’était le mois de juillet, il y a plusieurs années de cela, j’étais invité pendant quatre semaines à Third Mesa, dans le pays Hopi. Cela faisait trois semaines qu’il n’avait pas plu et les terres suffoquaient sous l’emprise des chaleurs torrides. C’était le milieu de la journée et mon hôte s‘était assoupi paisiblement dans la fraîcheur de sa maison de pierre. Je ne pouvais pas rester en place. Je fermai doucement la porte moustiquaire derrière moi et je m’enfonçai dans la chaleur de la kisnovi, la place du village.

Je cherchai du regard à déceler un quelconque mouvement mais tout était aussi calme qu’à minuit. Seul un chien remua pour ne rien perdre du peu d’ombre de midi. Tout le reste du village semblait respecter le rituel de la sieste profonde que Tawa, le Père-Soleil, leur imposait quotidiennement.

- «Juste les chiens fous et les anglais au soleil de midi» murmurai-je d’un ton rêveur. Je ne savais même pas où j’allais en descendant le bord de la mesa, sur un sentier qui avait été, il y a longtemps, picoré dans les roches tendres, durant des jours plus frais.

Lorsque j’atteignis le bas de la falaise, je vis un lézard qui se faufilait hâtivement sur un chemin poussiéreux. Je le suivis alors, comme si cette créature me guidait. Après une marche d’environ un quart d’heure, le sentier bifurqua soudain vers le nord, autour d’un tas d’éboulis. Avant que je puisse voir de l’autre côté des rochers, j’entendis faiblement une voix qui chantait. Je ralentis mon pas et risquai un regard.

Il y avait devant moi une étendue de maïs, la plus vaste qu’il m’ait été donné de contempler dans cette région. Elle était si grande qu’elle ne semblait pas pouvoir être Hopi. Je ne voyais encore personne mais le chant devint plus clair.

Je devinai que c’était la voix douce et puissante d’un vieillard. Mais où était-il donc ? J’attendis encore quelques minutes, en écoutant ce champ de maïs qui chantait. Et puis soudain, des touffes vertes de maïs émergea une tête blanche qui au fil des rangs, se mouvait lentement sans cesser de chanter.

Ce champ de maïs, en plein milieu de l’été, était magnifique et luxuriant. Il y avait à peu près une douzaine d’épis qui mûrissaient dans chaque touffe, et une évaluation rapide m’indiqua qu’il y avait sans doute 1200 touffes de plants de maïs. Le sol était sec et parcheminé à la suite de la longue sécheresse et, cependant, le maïs ne montrait que peu de signes de fléchissement, au contraire de la plupart des autres champs que j’avais pu observer tout autour du village. Les plaintes que j’avais entendues de la part des fermiers vivant près de la maison où je demeurais m’avaient laissé penser que tout le maïs dépérissait de soif. Pourtant, ce champ semblait tout juste avoir été béni par la pluie !

Je remontai tranquillement le long du chemin menant au village, sans être vu par le vieillard. Mon hôte était éveillé et me demanda où j’étais allé. Lorsque je lui expliquai ce que j’avais vu et entendu, l’intérêt qu’il témoignait pour l’objet de mes errances se transforma en sourire amusé.

- «Je vois que tu as trouvé le champ de Titus» dit-il, en émettant un petit rire étouffé.

- «Mais pourquoi ce champ est-il si resplendissant ? Possède-t-il une source d’eau secrète ?»

Grand-père se contenta de rire. – «Bien sûr que non. Mais il possède Navoti.»

- «Qu’est-ce que cela ?» demandai-je en pensant que peut-être il existait un fertilisant secret accessible seulement à certains clans.

- «Il possède la Voie Hopi» m’expliqua Grand-père, après une pause pensive.

- «Il connaît les vieux chants qui rafraîchissent ses enfants maïs. Il récite ses prières correctement pendant le semis. Et, ce qui est plus important que tout, il sait qu’il ne faut pas se faire du souci, car l’angoisse nuit aux plantes tout autant que la sécheresse. Plutôt que d’angoisser, ce qui rendrait ses enfants nerveux, il va vers eux dans la chaleur du jour et il leur chante les vieux chants qui sont, pour ses enfants, source de courage.»

- «Mais Grand-père, les autres hommes s’aperçoivent sûrement de la différence de son maïs. Pourquoi n’apprennent-ils pas ses chansons et pourquoi ne les chantent-ils pas ?»

Mon vieux maître Hopi soupira.

- «Cela ne servirait à rien. Navoti ne vit plus dans les semences des autres.»

A la fin de ce mois important que je passai sur la mesa, je repartis en voiture vers le nord, en longeant la vallée du Rio Grande, pour rejoindre Taos, la ville où je demeurais. Lors de mon passage à travers chacun des dix-neuf Pueblos, je ressentis comme si quelque chose m’appelait. Je m’ aperçus, peut-être pour la première fois, combien peu les anciennes cultures étaient pratiquées, même la luzerne.

Je ressentis comme si c’étaient les semences qui m’appelaient. Je pris conscience que la course du pouvoir que je ressentais était piégée dans les appentis, les pots de terre, dans les boîtes de café et dans les seaux remisés dans des coins sombres ; elle l’était également dans les vieux tapis de maïs tressé.

Les graines qui m’appelaient étaient les vieilles graines, récoltées avant la venue des supermarchés, avant la venue des petits sachets en aluminium que l’on trouve sur les étagères des boutiques au début de chaque printemps.

C’étaient les graines dont Grand-père m’avait parlé ; celles qui possédaient encore le Navoti des âges passés. Après quelque cinquante années, leur vitalité était intacte. Le climat sec des hauts-plateaux avait favorisé la conservation d’un ancien pouvoir qui vivait à l’époque où les hommes chantaient pour leurs plantes. C’est vers moi, maintenant, que ces semences envoyaient leurs chants dans l’espoir d’être entendues, avant de s’évanouir pour toujours dans l’oubli.

Extrait de l’histoire de John Kimney, ethnobotaniste, professeur et fondateur d’une école à Santa Fé, qui était alors l’hôte de David Monongye, chef religieux et ancien de la tribu des Hopis.



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